Je ne l’appelle plus. Elle a cessé de répondre. L’appareil sonne, sans doute, sans qu’elle l’entende. Peu à peu, elle s’est refermée dans sa tête. Repliée comme l’on replie un appareil dont on n’a plus besoin, un ordinateur portable dont l’écran a été éteint par une mise en veille ; faute peut-être d’avoir appuyé sur une touche du clavier. La mise en veille est approfondie. La sortir de son sommeil est une aventure qui l’affole : elle se demande où elle est, a perdu le sens de la durée, du temps précis où elle s’est endormie. Elle s’est parée du masque de cire, déjà celui, mortuaire, que l’on saisissait autrefois dans le plâtre faute d’en prendre un instantané photographique.
Elle demande quelle est
cette comédie. Faut-il lui répondre, alors que l’auteur n’est pas présent, se
défausse une fois de plus ? Contre qui se bat-elle ? N’a-t-elle pas
considéré une fois pour toutes que le monde lui était hostile par nature ?
Elle ne se débat plus, ne témoigne plus du refus de la souffrance, enfin sublimée.
Ainsi font les suppliciés lorsque le seuil de la douleur les amène à ne plus
rien ressentir de ce corps que les bourreaux achèvent de démembrer et qui n’est
désormais plus rien de ce que le supplicié a jamais été. Il n’est plus de
murmure : déjà la descente aux enfers se prépare dans son antichambre
d’obscurité. La bouche ne prononce plus que quelques mots perceptibles à peine,
n’accepte plus rien de solide, et quelques gouttes encore. Elle ne rejette plus
rien. Elle est ce corps de cire aux doigts de bois encore à peine articulés.
Les cheveux que je n’avais pas coupés sont une toile tissée qu’une araignée a
laissée, protection de soie que je n’ose déplacer. La masse de son corps ne
bouge plus, comme l’empreinte définitive d’un gisant de coton.
Vincent Van Gogh - Cour intérieure de l'Hôpital d'Arles - 1889 |
Doucement le flacon
s’épuise par le tube transparent, puis par l’aiguille qui reste sous la peau.
Il n’y a plus qu’une lente respiration à peine perceptible qui soulève le drap.
Il y en a pour peu de temps.
La mort difficile, dit Crevel. Comment partir sans laisser derrière soi à ceux qui
restent le sentiment d’être coupable de tout ce qui peut advenir ? la
douleur physique, supposée intentionnelle, de ceux qui vous touchent, vous
manipulent, la douleur morale provenue de la calme indifférence de ceux qui ne sont
pas présents quotidiennement pour assister au spectacle du départ sont autant
de moyens utilisés pour sublimer cette mort inscrite à tout jamais comme
l’ultime frustration de tout ce qui n’a pas été gagné par la conviction laissée
autour de soi. N. est partie dans l’abandon de son corps comme dernier recours
de sa vie considérée par elle comme un échec. Désaveu de son intelligence à
comprendre la vie et en mesurer les termes. Désaveu de ses sens abandonnés au
passé comme une esthétique morte, ne laissant plus au présent que la puanteur
des excréments de chats, l’avilissement sous l’accumulation des déchets, et, en
dernière instance, l’offrande de son corps aux passants de l’automne comme
ultime débris de ce qui demeurait encore, avec ce peu de vie organique.
Il faut faire payer aux
plus proches très cher sa propre mort.
La mort comme un fruit, dit Rilke. Y aurait-il cette manière bourgeoise
d’en finir enfin comme l’achèvement satisfait de ce qui aurait été un
commencement, une détermination aimable de la vie faite de la satisfaction d’un
devoir accompli, d’un amour de ses père et mère, de ses enfants, de ses amants
qui laisse enfin sur la langue le goût du plaisir et d’une saison
réussie ? Existe-t-il autre chose que l’avilissement du corps quand il ne
serait qu’un léger grisonnement des tempes, une douce flétrissure de la peau
sous l’accumulation des rides, le rétrécissement de la pupille d’un regard qui
fut bleu et n’est pas encore vitreux ? Ce luxe bourgeois ne tient pas deux
secondes. Les saisons ne sont jamais que des hivers douloureux sous l’onglée
des doigts fatigués et des peaux craquelées, des cœurs explosés et vidés d’un
seul coup en une mare de sang. La mort
comme un fruit : c’est sans doute accorder des vertus que mon sens
aigu du réel ne sait extrapoler au-delà de son aspect purement physique.
Elle est là, dans son lit,
réduite à ce délabrement de chair et d’os. « Et nous les os devenons cendre et poudre » avait écrit Villon,
bien avant, comme pour répondre à Rilke de manière prémonitoire.
* * *
Je saisis sa main que je
revois, forte et ferme, précise. Je la revois écrire, ce qui me fascinait
alors : d’un stylographe à bille sur un bloc de papier ministre
jaillissait une écriture sans hésitation, apportant au papier ce pour quoi il
était désigné. Il en restait une calligraphie étonnante, magique, et lorsque,
plus tardivement, je lus la « leçon d’écriture » que décrit Claude
Lévi-Strauss chez les Nambikwara, j’eus l’impression de revivre ce que j’avais
éprouvé enfant.
Ce n’est plus la même main
que je tiens maintenant. Elle est décharnée, raidie entre mes doigts.
L’annulaire de la main droite reste recroquevillé, et je n’ose le déplier de
crainte de blesser ce doigt, qui n’est plus qu’un morceau de branche presque
mort. Tout son bras ne répond presque plus depuis cet accident
cérébro-vasculaire d’il y a longtemps maintenant. Je devrais n’avoir aucune
pitié de ce corps, anamorphose de ce qu’elle fut lorsqu’elle œuvrait à
l’étouffement, à refaire de nous les fœtus desséchés qu’elle aurait portés autour
de la taille comme trophées de sa capacité à tuer.
Elle n’a tué que N. qui a
trouvé ainsi le moyen de s’échapper de son enfer. Je revis des scènes
analogues.
Je ne pouvais plus rien
dire à N., désormais hors de toute communication sur son lit d’hôpital. Le sang
avait envahi l’ensemble de son crâne, noyant le cerveau à la manière d’une
méduse lançant ses milliers de dards à l’assaut de tous ses sens. Il ne restait
alors que le toucher, et je n’avais plus qu’à essayer de tenir sa main, saisir
ses doigts fins et frêles dont la peau était d’une grande douceur. A-t-elle
senti quoi que ce soit que ce toucher tentait d’exprimer ? Je ne le saurai
jamais. Elle est partie dans le sommeil de son corps au cours d’une nuit
d’automne sans pitié.
"A-t-elle senti quoi que ce soit que ce toucher tentait d’exprimer ? "
RépondreSupprimerIl faut en faire le pari, Céléos ; en tous cas, c'est ce que je choisis de faire...
Marie
Merci Marie, c'est un pari que j'aimerais faire aussi.
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