L'auberge des orphelins

mardi 15 décembre 2015

Le chemin vert


De mon lit j’écoute la radio avant de m’endormir. Il est un peu tard, et je me lève un peu plus tôt demain matin. Je reconnais la voix d’Henri Gougaud. L’interviewer manque de sagacité : il lui évoque des points de son travail qui ne sont pas très pertinents, preuve sans doute d’une méconnaissance de l’homme et de son œuvre. Henri Gougaud fut le parolier de Jean Ferrat et chanta lui-même dans quelques disques rares. Il est sans doute plus connu pour son travail d’écrivain et de réécriture des contes, ce qui le popularisa dans quelques émissions de radio. Une de ses fiertés est d’avoir vu ses contes sur l’Afrique interdits par le maire d’Orange, d’extrême droite, dans la médiathèque de la ville : les contes enseignent qu’il n’est pas de frontière à la culture des êtres humains, et, que l’on soit plongé dans les montagnes de Chine, dans les savanes africaines, dans les forêts d’Amazonie ou dans les vallées cévenoles, les contes populaires témoignent de l’universalité de la culture dont la parole est ce feu de l’esprit.
Henri Gougaud a de petites coquetteries ; il rappela que les sorties de ses livres ne sont jamais concomitantes aux périodes de prix littéraires dont il se fout un peu, j’imagine : il n’est pas vraiment dans la mode, et son livre le plus connu, Bélibaste, s’il coïncida avec l’intérêt d’un temps pour le catharisme occitan, évoque davantage la fin d’un monde dont ce dernier bon homme représentait une figure marquante.
Le lendemain, j’avais un déplacement à Paris.
De la Gare de Lyon, je marche vers la Bastille, où je déjeune parfois avec un ami. Nous parlons de la Grèce, et de la difficulté qu’ont les Français à se représenter ce pays autrement que comme une destination touristique. Cela rassure tellement de se faire à l’idée d’une partie de l’Europe restée un peu sauvage, un peu arriérée, bordée par les images incomparables d’une mer toujours azuréenne !
Ce jour-là je déjeunai seul, dans ce café toujours très vivant, débordant d’une activité où se retrouvent toutes les générations. C’est le Paris que j’aime.
Remontant le boulevard Richard Lenoir, je me dirigeai vers l’hôtel que j’avais réservé. En cette période, après les événements du 13 novembre, les prix des hôtels avaient considérablement chuté, et j’en avais trouvé un dont la situation géographique me convenait.
 Au passage, j’ai traversé la rue du Chemin vert. Aussitôt la chanson d’Henri Gougaud m’est revenue à l’esprit, et je me suis mis à fredonner, tout en marchant. Ce n’est pas très parisien de fredonner : contrairement à la Grèce ou aux pays méditerranéens où l’on peut entendre des gens au travail ou simplement des passants chanter dans la rue, l’usage des lieux publics se doit généralement de rester sobre. Mais on ne me refera pas. Je suis méditerranéen et m’assume tel.
« Et le Chemin vert, qu’est-il devenu, lui qui serpentait près de la Bastille ? »
Henri Gougaud le Carcassonnais devint un jour parisien comme tous ces chanteurs venus de partout, du Midi, de Belgique, de l’Est de l’Europe, parce que cette ville représente sans doute encore ce carrefour d’idées, de pensée, de création artistique. Les artistes venus d’Espagne, de Grèce — je parlerai un jour de Yannis Tsarouchis — y ont souffert qui ont dû affronter le climat parfois peu amène de cette ville, mais sûrs d’y trouver la présence d’autres amis avec lesquels ils pouvaient rêver le monde. Même Jean, qui n’aimait pas Paris, savait s’y amuser, narguer les imbéciles et les salauds.
Je fredonne, marchant d’un pas vif. Malgré la fraîcheur de l’air, le soleil vient sourire sur le boulevard. Il y a assez peu de voitures, et il reste plaisant de déambuler.
Je m’arrête brusquement de fredonner. Sans y avoir pris garde, je suis passé du boulevard Richard Lenoir au boulevard Voltaire. Sur l’îlot de verdure, en face, sont amoncelées des gerbes de fleurs, emballées dans leur papier cristal. Je suis arrivé sans en avoir pris conscience sur les lieux des événements du 13 novembre. Je sens soudain ma gorge se serrer et l’envie de chanter me quitter brutalement. Il y a déjà trois semaines que cette horreur s’est déroulée, là, sur ces lieux précis, et je prends la vision de ce qu’il en reste avec encore toute sa force. Les fleurs abandonnées, les lumignons éteints et entassés comme des déchets, les photographies de ces beaux garçons et filles me troublent au point de ne pas pouvoir contenir l’émotion qui me submerge. Pourquoi, connement, mes pas m’ont-ils conduit là, dans ces lieux précis où je n’avais aucune envie d’aller ? Le trottoir devant le Bataclan est bouclé. Un fourgon de police s’y tient en permanence, comme si les fous à la kalach pouvaient encore
revenir, comme si le cauchemar devait
encore durer. Combien de temps faut-il pour que, réveillé en sursaut de l’épouvante de la nuit, on arrive à retrouver son sens commun, à apprécier la lumière du soleil, à se dire que tout cela est fini et que ce n’était qu’un mauvais rêve ?

Là, ce n’est pas une aventure de l’imagination. Ce sont les débris de douleur d’un fantasme passé à la réalité, d’un goût sans fin où la seule jouissance n’est pas dans le plaisir partagé des corps, mais dans les chairs explosées, dans le jaillissement du sang, dans le râle des victimes, dans le souvenir à jamais marqué des survivants, des blessés qui ne se remettront jamais de ce moment d’enfer que Jérôme Bosch n’avait pas encore peint, des réveils brutaux la nuit où réapparaissent les démons surgissant dans la fureur du feu et de l’anéantissement de tout plaisir partagé. La mort, violente.

Je quitte les lieux pour rejoindre mon hôtel. Désormais Paris a repris la figure d’une ville dont les rues sont pleines de jeunes gens, tous d’une beauté indicible, que je préfèrerais voir nus s’embrassant dans les escaliers de Montmartre ou dans les jardins des Tuileries, mais qui sont, pour l’heure, en béret vert et en treillis, armés d’un P.M., et sans attention pour l’éros. Ceux qui nous gouvernent ne savent sans doute pas que les P.M. sont sans effet sur le désir de haine qui naît des mépris, des frustrations, des abandons sur lesquels thanatos a tout pouvoir de surgissement, à tout moment. Ils ne savent pas non plus que thanatos, qui a toujours le dernier mot, ne peut se combattre qu’avec les flèches d’éros dont il faut sans attendre garnir les carquois.




*          *          *








Henri Gougaud - Paris ma rose
Où est passée Paris ma rose ?
Paris-sur-Seine l'a bouclée
Sont partis emportant la clé
Les nonchalants du long des quais
Paris ma rose.

Où sont-ils passés Villon et ses filles
Où est-il passé Genin l'Avenu,
Et le chemin vert qu'est-il devenu
Lui qui serpentait près de la Bastille ?

Où est passée Paris la grise
Paris-sur-Brume l'a mouillée ?
L'est partie Paris l'oubliée
Partie sur la pointe des pieds
Paris la grise.
Le vent d’aujourd’hui
Le vent des deux rives
Ne s’arrête plus au marché aux fleurs
Il s’en est allé le joyeux farceur
Emportant les cris des filles naïves

Où sont-ils passés ceux qui fraternisent
Avec les murailles et les graffitis
Ces soleils de craie où sont-ils partis
Qui faisaient l'amour aux murs des églises ?

Où est passé Paris-la-rouge
La Commune des sans souliers ?
S'est perdue vers Aubervilliers
Ou vers Nanterre l'embourbée
Paris-la-rouge.

Où est-il passé Clément des cerises
Est-elle fermée la longue douleur
Du temps où les gars avaient si grand cœur
Qu'on voyait que lui aux trous des chemises ?

 Où est passé Paris que j'aime ?
 Paris que j'aime et qui n'est plus.

5 commentaires:

  1. une chanson qui porte en elle tant de références de beaux sentiers de pensées , qu'on devrait la disséquer dans les lycées, mais où sont les neiges d'antan?

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  2. Celeos, je te cite Paul Fort (ballades françaises, la vision harmonieuse de la terre) :
    laisse penser tes sens, homme, et tu es ton dieu.
    bien à toi, petit compère.

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  3. J'aime à vous lire, Céléos.
    Vous faites partie de ceux, fort précieux, qui élèvent.
    Marie

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  4. Tes pas t'ont conduit où tu devais aller.

    D'Henri Gougaud, je me permets de citer le plus beau livre, Paramour, un chant du monde d'une beauté inimaginable. Et aussi, cette traduction de la Canso [Cansou pour les profanes], où le poète nous montre toute l'ampleur de son art.

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  5. Bien à toi, Yves.
    Merci Marie. J'ai aussi de belles lectrices et lecteurs.
    Et il y a encore, Estèf, L'homme à la vie inexplicable, entre autres.

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Généralement, je préfère qu'on m'écrive au stylographe à plume et à l'encre bleue... L'ordinateur n'a pas intégré encore ce progrès-là !