L'auberge des orphelins

dimanche 1 novembre 2015

Impression au soleil couchant



Les quelques jours que je me suis octroyés à Athènes sont évidemment bien trop courts pour pouvoir établir un véritable programme ; je pare donc à l’essentiel : revoir les amis dont j’ai assez peu de nouvelles depuis ces années passées, et essayer, à Athènes même, de faire un point sur les effets de la crise. Je n’en ai pas vraiment le temps : il faudrait aller enquêter dans différents milieux pour un travail sociologique plus sérieux ; néanmoins il m’est loisible d’effectuer un premier constat tout d’abord, d’essayer de le nuancer ensuite.

Je veux d’abord dire que c’est une véritable émotion de repasser dans des rues qui furent mon quotidien, comme s’il n’y avait pas eu de rupture. En ce sens, je mesure toute l’humilité de ce que nous sommes qui ne faisons que passer. Ce qu’il reste, de plus fort, est toute la culture que mes aînés français — je pense d’abord à Jacques Lacarrière, même s’il ne fut pas le seul — se sont essayés de traduire leur amour de la Grèce, leurs émotions esthétiques, leurs relations amicales avec les Grecs, toujours en difficultés, toujours en capacité de rebondir. Non sans laisser des plumes toutefois.

Je livre juste l’impression d’aujourd’hui, qui fut pénible. Depuis mon arrivée, j’essaie de me persuader que l’on ne voit pas de traces de la crise. On pourrait en effet : le tourisme, qui reste une composante essentielle de l’économie, s’efforce de ne pas montrer ce qui peut être un obstacle au tourisme.

Giorgos Savakis - Musiciens à Plaka - ca 1950



J’ai retrouvé mes habitudes rue Ermou, la longue rue très passante qui descend depuis Syntagma jusqu’en direction du Pirée, à partir de laquelle la vue sur l’Acropole est exceptionnelle. Elle passe devant la place Monastiraki, lieu central du tourisme athénien. Depuis Monastiraki, où se trouve To Tzami, l’ancienne mosquée, on repart dans Pláka, le quartier ancien qui contourne l’Acropole par le nord, et de l’autre on entre dans Thissio qui est le quartier des brocanteurs, des marchands d’ameublement. Leurs déballages attirent les touristes toujours fascinés par des objets hétéroclites, pas forcément très typiques, mais où les ustensiles de cuivres ou d’argent sont davantage présents qu’en France. Ce qui me frappe c’est l’abondance des étals. Sans en tirer de conclusion trop hâtive, on pourrait croire que les familles se sont défaites de tout ce qui pouvait traîner chez eux, d’inutile, qui pourrait se monnayer. Je vois beaucoup d’instruments de musique, d’outils divers même assez récents. Et des collections importantes de livres français.

Je me dois de faire ici une parenthèse sur les relations entre la France et la Grèce. Jusqu’à la fin des années 1970, le français était une langue étrangère obligatoire pour les Grecs. Aussi les Grecs qui ont aujourd’hui une cinquantaine d’années parlent encore bien le français, à ceci près qu’ils n’ont, pour la plupart, jamais mis les pieds en France. Mais leur culture française était réelle, ce qui se traduit par l’abondance de livres qu’on peut trouver encore dans les rayons de bibliothèques chez les particuliers, jusqu’à des essais français, traduits en langue grecque. Qu’on se rassure : la France, dans une politique culturelle aberrante depuis de nombreuses années, a négligé d’assurer des liens réciproques avec de nombreux pays, évidemment avec la Grèce, si l’on excepte l’Institut français d’Athènes, et l’on voit que la présence culturelle française en Allemagne n’est plus depuis longtemps une priorité. Même constat dans certaines anciennes colonies où l’on ne parle ni ne comprend plus le français, resté trop longtemps une langue de domination. Aussi tous ces livres français sur les étals de Thissio, ressortissent certainement de cette logique : les jeunes générations ne bredouillent que les quelques mots nécessaires aux relations touristiques, et n’ont — je le comprends — que faire des livres en langue française.

Je viens au fait de cette première impression livrée aujourd’hui. L’un des centres d’Athènes est la place Omónia (la concorde), à partir de laquelle partent plusieurs artères et boulevards dans un plan urbanistique conçu autrefois un peu curieusement, mais surtout à l’allemande.



Les mendiants sont toujours plus ou moins présents, peut-être moins. Comme si leur effacement progressif de la vision de la rue correspondait à une élimination des plus faibles, des plus pauvres par le système économique qui ne leur accorde plus aucune place.

Un accordéoniste chante au coin d’Omónia. Il est unijambiste. Il ne reste pas longtemps. Il y a en fait peu des touristes en ce temps de Toussaint et j’entends juste une mère de famille accompagnée du géniteur de ses trois enfants, du moins je le suppose, dire, en français : « On va aller à Monastiraki. — C’est où maman ? — C’est là où il y a plein de boutiques, où on trouve des choses sympas… » Je n’entends pas la suite. Ai-je besoin de dire ce que je pense de ces lieux faits pour satisfaire les plus médiocres intérêts des touristes ? La dernière fois que je suis allé à Londres, un rapide passage à Camden m’a fait renoncer à tout jamais d’y remettre les pieds.

A Camden les touristes vont chercher une ambiance qu’ils paient en achetant des babioles, colifichets et autres saloperies estampillées d’images « rebelles », de Jim Morrison au pape du reggae en passant par Janis Joplin et John Lennon, le tout dans une odeur épouvantable de friture et de viandes grillées qui soulève le cœur. Sans ressembler tout à fait à Camden, Monastiraki est un peu ça, à taille plus humaine heureusement. Mais c’est surtout un lieu ou s’exprime le sentiment grégaire de la nature humaine, où l’idée d’être ensemble conforte, rassure, et en petit groupe, un boit une bière, on fume, mais surtout on discute, ce qui est justement cette raison de ne pas se sentir face au monde dont on ne sait quoi faire.



Aujourd’hui, si Omónia est toujours la place vers laquelle on converge, on est surpris par le délabrement, largement visible, qui commence déjà rue Athinas, la rue qui relie Omónia à Monastiraki, le centre touristique. Magasins fermés avec les vitrines tagguées, réduction des surfaces de ventes, une impression que le commerce qui reste est un commerce de survie : les periptera (kiosques bazars où l’on trouve de tout) vendent, lorsqu’ils sont ouverts, de vieux stocks qu’on devine difficiles à renouveler. Pour des Français, hélas trop rompus aujourd’hui à la fréquentation des supermarchés, la compréhension du commerce grec est compliquée : Carrefour, qui essaie de s’imposer dans de nombreux pays, a racheté les grandes surfaces Marinopoulos. Il y an a un près d’Omónia, qui ressemblait vaguement à un Franprix, où l’on trouvait l’ensemble des produits courants de consommation. Aujourd’hui, dans cet environnement dégradé, le Carrefour-Marinopoulos a réduit sa surface des trois-quarts, et ne sont plus vendus que des denrées alimentaires très basique. J’en suis ressorti avec un panier à 3,60 € : un litre de jus d’orange, deux yaourts et deux coulouris thessalonikis, ces gâteaux ronds à pâte briochée recouverts de graines de sésame, ressemblant à des couronnes, que l’on grignote le matin.

De Monastiraki, on est très vite à Thissio : ce samedi soir, la Toussaint aidant, où les jeunes se griment le visage de maquillages mortuaires, la rue Ermou est pleine à craquer. Il me semble que toute l’Athènes s’est repliée là autour de cette rue pour se sentir plus au chaud, et du Mac Do de Syntagma jusqu’à Thissio, la foule dense se dispute la rue avec les voitures. Et dans l’allée qui borde les anciennes ruines, dans cette allée où se trouvent les restaurants, ce sont les Athéniens qui remplissent les tables. Tous ne débordent pas, loin s’en faut, et l’on comprend que ce sont d’abord les touristes qui remplissent les terrasses, d’ordinaire. Quelques groupes de musiciens jouent des rébétikos, machinalement, sans enthousiasme. En tout cas on n’y sent pas le feu qui animait Tsitsánis autrefois. Lui ne jouait pas pour apporter une plus-value aux restaurants.



Pour autant, l’activité commerçante ne s’est pas interrompue : elle s’exerce autrement, mais de manière plus directe entre les petits commerçants et les Athéniens qui étaient nombreux ce samedi matin dans la rue Athinas, et autour de Psirrí. C’est à Psirrí que se maintiennent encore quelques activités, mais on retrouve de nombreux magasins chinois, qui n’ont pas de leçons de commerce à apprendre des Grecs. Les Chinois entre eux, dans la rue parlent grec ! Ça ne se voit pas en France, à ma connaissance, que des Chinois parlent français entre eux. C’est dans les rues de Psirrí, que l’on trouve encore quelques boutiques où l’on vend ces épices dont la seule odeur enivre et entraîne au voyage : « και ο νους ταξιδεύει »


Les halles de la rue Athinas sont un lieu étonnant, où les cris des bouchers, principalement, ne s’arrêtent jamais afin d'interpeller les clients et proposer la viande. Ici on pourrait croire que rien ne s’est passé de nature à modifier la vie du pays et même si les clients sont aujourd’hui moins nombreux, ils se pressent toujours autour des étals où des monceaux de têtes d’agneaux écorchés me regardent dans cette désespérance du monde.

2 commentaires:

  1. ...des monceaux de têtes d'agneaux...ah comme j'espère que des Grecs vont oser ne pas suivre Panurge , relever la tête comme firent les Spartiates et montrer à l'Europe qu'il y a d'autres voies que celles du capitalisme qui a déjà tellement montré de limites et d'affreuses dérives qu'on doit se demander quel esprit peut encore le considérer comme idéal potentiel !

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  2. Il faudra du temps, Joseph, beaucoup de temps...

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Généralement, je préfère qu'on m'écrive au stylographe à plume et à l'encre bleue... L'ordinateur n'a pas intégré encore ce progrès-là !