Décidément, Zeus est en colère. Lorsque les pluies cévenoles
se déchaînent, que le tonnerre résonne entre les crêtes des montagnes, on croit
venue la fin du monde. Les ruisseaux qui ne laissent courir qu’un maigre filet
à la fin du mois d’août deviennent des torrents enragés qui balaient tout sous
leur passage. Terminées pour un temps les riantes vallées où le soleil se
complaît à jouer avec les frondaisons des arbres. Sous le grondement du tonnerre, les oiseaux se taisent, et on n’entend que le bruit des pierres qui s’entrechoquent, poussées par l’eau du chemin qui s’est transformé en une masse boueuse et caillouteuse. L’air s’est chargé de milliers de fines gouttelettes qui ont rebondi depuis la terre et les mousses en répandant des fragrances que l’on ne reconnaît que dans ces moments-là. Les signes sont dans le ciel, zébrant le jour autant que la nuit d’illuminations qui réjouissent l’œil.
complaît à jouer avec les frondaisons des arbres. Sous le grondement du tonnerre, les oiseaux se taisent, et on n’entend que le bruit des pierres qui s’entrechoquent, poussées par l’eau du chemin qui s’est transformé en une masse boueuse et caillouteuse. L’air s’est chargé de milliers de fines gouttelettes qui ont rebondi depuis la terre et les mousses en répandant des fragrances que l’on ne reconnaît que dans ces moments-là. Les signes sont dans le ciel, zébrant le jour autant que la nuit d’illuminations qui réjouissent l’œil.
Non, ce n’est pas raisonnable de se réjouir ainsi de ce
déchaînement, de ce désordre qui va mettre sens dessus dessous ce qu’on avait
jusque là patiemment arrangé. Les béalières, ces conduites d’eau reconstruites
indéfiniment, vont repartir dans le flot du courant, et il faudra une fois de
plus retrouver les pierres, les mottes de terre, pour redonner à nouveau son
chemin à l’eau, retrouver l’ordre éphémère qui permet aux hommes de négocier
une petite place dans ce grand chaos qu’est la nature, auquel lui-même prend
une grande part.
Le clathre rouge |
Le lendemain, je passe près du mûrier, où j’avais laissé
encore un tas de vieilles branches desséchées
dans l’attente de les débiter en de plus courts tronçons. Entre les
branches, sur le sol, je vois une espèce de chiffon de couleur rouge que je ne
reconnais pas immédiatement. De plus près, je m’étonne et m’extasie: c’est un
clathre rouge, que je n’avais pas encore vu en nos contrées.
Aucun doute, je n’y voyais que la signature de son passage :
dans de vieilles légendes, on prétend que le clathre naît de la semence de Dionysos
qui a ici pris son plaisir. Dois-je m’en étonner alors ? Il est venu,
sollicité par mes sens aussi bien que par ceux de cette nature sans retenue et
l’a prise comme on prend parfois un amant, avec voracité, dans la chaleur et le
bruit d’un orage qui accompagne le désir de jouissance, avec les cris et la
férocité de l’étreinte où la tension des muscles accroît la montée du plaisir
jusqu’à la venue de cette force qui déchire les reins et se transmet au peos.
Dans ce moment final, les grondements du tonnerre peuvent rouler d’une crête à
l’autre, faire dévaler les rochers, fendre la terre, s’abattre les arbres,
faire surgir toutes les eaux et submerger l’ensemble des vallées : rien ne
peut distraire la jouissance qui reste la sève de toute vie, et de la raison de
continuer à occuper, le reste du temps, des tâches bien secondaires que l’on
effectue au grand jour, n’attendant que le repos de la lumière pour retrouver
le sens d’exister.
Ces derniers temps, il m’était arrivé de le retrouver à
plusieurs reprises. J’avais basculé dans l’Hadès, et m’étais retrouvé environné
de brumes, de vapeurs saumâtres issues de l’Achéron. Le sol se dérobait sous
mes pieds et, à cent reprises, je manquais défaillir aux assauts d’un vent
glacial, aux brûlures de torchères qui se retournaient sur mon visage, manquant
me défigurer. Pas de cris, mais des soupirs, des souffles où l’on entend la
difficulté à respirer qui me prenait à mon tour. Quand je pensai soudain me
dissoudre dans l’impossible milieu où je me trouvais, je sentis une main se
poser sur mon épaule, me saisir puissamment sous les bras et me tirer de la
gangue où j’avais commencé à glisser. Reposé sur un sol ferme, je sentis un
baiser au goût de vin mêlé de myrrhe qui caressait mes lèvres. L’enfant
Dionysos était à mes côtés, soudain vêtu de seule lumière ; son corps se
fit kouros où je retrouvais les marques de mon désir. Alors le garçon s’occupa
avec fougue de mon plaisir aussi vivement que je m’étais retrouvé chez Hadès,
passant sur chaque recoin de ma peau, m’ôtant toute trace des éclaboussures et
de la moiteur de l’Achéron. Je sentais revenir en moi cette force qui m’avait
quitté, luttant contre les gifles de langues de glace qui me frappaient le
visage, contre les excès de chaleur qui me brûlaient les pieds, le poids des
habits de plomb dont je me retrouvais lesté.
J’étais nu, le corps serré contre celui du kouros, et
doucement le plaisir venait en moi aussi sûrement qu’il me disait le sien à nos
caresses réciproques. Nous fûmes alors portés par le plaisir intense où une
grande lumière se fit. Nous étions rendus dans une clairière aux douces lueurs,
abritée de trop de vent, où murmurait une source. L’un contre l’autre la
douceur de nos corps était un tendre sommeil dans lequel j’entendais, tout au
loin, le chant de l’aulos. Lorsque je fus revenu à moi, le kouros me regardait,
moqueur. Je ne savais si j’étais en mesure de rire avec lui ou de me laisser
aller à cette mélancolie dont se nourrit mon esprit. Mais le rire de Dionysos
est toujours le plus fort : il me ramena vers des ports plus lumineux où
j’oubliai l’Hadès. Des navires, plus beaux et appareillés les uns que les
autres arrivaient, repartaient vers des horizons qui m’appelaient, et parfois
m’y transportaient. Les matelots, parés de leurs voiles, chantaient mieux que
sirènes. Je m’abandonnais auprès d’eux qui connaissent la consolation.
Maintes fois, ayant basculé dans l’Hadès où d’autres figures
hideuses m’apparaissaient, je crus disparaître, enlevé par les griffes de
chimères grimaçantes. Chaque fois je retrouvai le garçon, son chant puissant et
harmonieux ayant fait s’effacer les femmes-oiseaux promptes à déchirer des
chairs vivantes sous les coups de becs, de griffes qu’elles donnaient. Chaque
fois Dionysos revenait, insufflait la semence de son esprit aussi bien que
celle de son corps. Je finis par connaître chaque parcelle de son être qui
m’apparaissait chaque fois sous une forme différente. Chaque fois nous nous
retrouvions à la lumière près de la source, et l’apaisement, la tendresse du
garçon étaient un hymne à la vie et à la renaissance.
Nous parlions entre deux baisers. Nous nous racontions nos
aventures respectives, nos batailles, les fuites devant le danger, il me disait
ses métamorphoses ; je lui disais les jeux de personnages auxquels
j’empruntais leur figure, les expressions de leurs corps, leurs paroles. Dans le grand jeu
d’Epidaure, il racontait la chorale qu’il préférait, celle des boucs, où dans
le concert disharmonieux, dans l’odeur pestilentielle de leur semence, il était
capable de faire apparaître les plus beaux garçons, les plus belles filles, et
dans les parfums les plus enivrants se jouaient les jeux de la mort et de la
vie.
Chaque fois que je me retrouvais ainsi dans l’Hadès, je le
savais venir me rechercher, et aujourd’hui encore ne crains plus de basculer si
une harpie, une méduse ou toute autre créature me fait un croche-pied et me
précipite dans le gouffre des enfers. Dionysos est d’une fidélité sans
pareille. Il me raconta un jour comment, plus jeune, il était à la recherche de
Déméter, sa mère, qui était totalement résolue de vivre auprès d’Hadès. Si les
chemins de l’Hadès sont multiples et souvent terribles, le chemin le plus court
passe par Lerne. On sait que là sont les marais, et le trajet vers l’Hadès
change continûment. Après son périple au Zagrée, et sans connaître le chemin
pour retourner vers sa mère, Dionysos s’était retrouvé errant dans les brumes. Il
allait renoncer à son projet quand apparut devant lui un homme qui depuis
longtemps vivait dans cette plaine d’Argolide.
Prosymnos était son nom, et, le temps des rites, il allait
au devant des dieux et des déesses, chantant leurs louanges, annonçant les
fêtes et les événements des saisons que les dieux et déesses avaient décidé dans
leurs caprices.
Lorsque Prosymnos vit Dionysos, un reflet de soleil paraissait
sur son torse. Son visage était celui encore d’un enfant, et devant une telle
beauté, le désir s’empara de Prosymnos. Dionysos demanda à Prosymnos de lui
indiquer le chemin vers l’Hadès. L’occasion était inespérée pour Prosymnos, qui
accepta d’indiquer à Dionysos ce parcours. Il lui dit son goût pour la beauté,
et le désir qu’il avait de lui et du plaisir qu’il aurait à jouir avec lui.
Dionysos se mit à rire, un beau rire de plaisir du désir qu’on avait de lui. Il
accepta que Prosymnos jouisse de lui, mais il voulut d’abord aller saluer
Déméter
Et Prosymnos lui dit qu’il l’attendrait, quel que soit le temps que Dionysos devait passer dans l’Hadès.
Et Prosymnos lui dit qu’il l’attendrait, quel que soit le temps que Dionysos devait passer dans l’Hadès.
Dionysos s’entretint avec sa mère, qui lui raconta qu’elle
l’avait élevé en son sein, alors qu’il était d’abord le fils de Sémélé. Qu’il
avait dû affronter les Titans, ce dont il ne se souvenait pas, et qu’en fin de
compte, poursuivi et rattrapé par eux avec l’aide d’Héra, il avait fini par
être dévoré par eux, laissé pour mort. Dans sa colère, Zeus intervint, récupéra
les restes de Dionysos, dont il ne restait que le cœur, battant encore. Zeus
ouvrit alors sa cuisse, y introduisit le cœur de Dionysos, et le fit grandir
avant de le confier à Déméter. Ainsi revint celui qui était deux fois né.
Atelier de Leonardo da Vinci, Dionysos, 1510-1515 |
Lisant ces mots, Dionysos pleura des larmes sincères, et
chanta les louanges de celui qui chantait les louanges des dieux. Puis il
décida de tenir la promesse faite à Prosymnos : près de la maison, un
figuier à l’ombre bleue étendait ses branches, et ses fruits étaient goûteux
comme le miel, lourds comme les bourses des garçons. Dionysos coupa à bonne
longueur une branche de ce figuier ; la dimension était imposante, comme
celle qu’il se rappelait du peos de Prosymnos. Et de cette branche de figuier,
Dionysos fit le peos disparu de Prosymnos. Il fixa le peos sur la stèle, et
dans la forme d’un peos de belle dimension, tendu à souhait, Dionysos se fit
pénétrer afin qu’au-delà de la mort, Prosymnos puisse jouir de lui, et Dionysos
jouit également du peos retrouvé de Prosymnos.
C’est, ainsi, l’histoire que m’a raconté lui-même Dionysos,
un jour où nous avions joui également, lui avec moi, et moi avec lui. C’est
ainsi que je sais sa fidélité, avec moi comme il fut fidèle à Prosymnos.
Et tenant en main le clathre rouge, je le portai à mes
narines et y reconnus le parfum de la semence de Dionysos. C’est ainsi que je
sais qu’il est passé. Il reviendra, et s’il le veut il m’apparaîtra, et je
serai devant lui. Nous aurons beaucoup à rire.
©Celeos
Le texte le plus émouvant que j'aie lu depuis longtemps.
RépondreSupprimerMerci, Silvano.
RépondreSupprimerJ'ai beaucoup aimé aussi. Je ne sais pas formuler ce que ça éveille en moi.
RépondreSupprimerDes pluie cévennoles aux foudres des dieux pour en arrivé à leurs étreintes et en finir à leurs amours , chapeau.
RépondreSupprimerC'est fort et c'est beau un peu comme du Chabrol ce chantre des Cévennes.
Merci Unnu. Bigre, cette semaine, entre Brassens et Chabrol, on me gâte !
RépondreSupprimerTrès beau texte que j'ai découvert sur mon petit tel, pensant découvrir un texte court, mais qui m'a poursuivi toute la journée: onirique, sensuel, mythologique, symbolique, nature, entre rêve et réalité, interprétation. Une interprétation aussi de premiers moments avec Tanguy, sous une nuit orageuse. J'adore. Je rêverai d'écrire comme ça , désormais.
RépondreSupprimerMerci, Arthur. Nos imaginaires se nourrissent les uns des autres...
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