Voici un extrait d’Œdipe roi de Sophocle, mis en scène par Pierangelo Summa en 2008, et interprété par les comédiens du Théâtre de l’Homme. On passera rapidement sur l’entrée du chœur qui ne donne pas le ton souhaité à la pièce. Il faut rappeler le rôle du chœur, qui chante l’intrigue, mené par le coryphée, le chef de chœur. Le chœur donne ainsi le rythme, et sans lui, la tragédie n’existe pas. Il faut relire La naissance de la tragédie, de Friedrich Nietzsche, pour appréhender l’articulation des éléments du théâtre : l’opposition apparente entre Dionysos et Apollon, le jeu du libre arbitre, apparent lui également, et le rôle de la musique comme élément intercédant entre la nature humaine et la nature des dieux. Aussi, la traduction française est-elle bien pauvre qui traduit Die Geburt der Tragödie aus dem Geist der Musik (« La naissance de la tragédie par l’esprit de la musique ») par le simpliste La naissance de la tragédie. On s’en contentera, l’esprit français étant souvent, malheureusement, très imperméable à la nuance et la complexité des choses, héritage d’un cartésianisme mal compris.
En grec, tragédie se traduit par τραγωδία (tragodía), d’où dérive le terme τραγούδι (tragoúdi), qui signifie chanson, tout simplement. On voit
ainsi que la chanson, résumée en quelques couplets soutenus par un refrain,
n’est que le condensé, rapide, de toute la tension d’une histoire plus complexe
où se déroule le destin de l’humanité.
Ainsi, pas de tragédie sans musique, lequel terme
évoque également l’intervention des muses dont, sur le tard, Euterpe devient
celle de la musique.
Regrettons, ainsi, que dans les représentations
théâtrales soit oublié l’importance du chœur et de la musique. Néanmoins, cet
extrait permet de comprendre comment Œdipe devient, à son insu, l’agent et
l’instrument de la volonté des dieux.
L’analyse de Claude Lévi-Strauss, dans son Anthropologie structurale, rappelle
quelques éléments indispensables pour saisir la complexité du mythe. D’abord
sur les noms des protagonistes : si Œdipe signifie « pied
enflé », son père Laïos est « le gauche, le maladroit », et le
nom de son grand père Labdacos signifierait « boiteux ». En bref, des
hommes dont la caractéristique est d’être inapte à marcher dans la vie. Quelle
en est la raison ? Y aurait-il une gratuité à cela ? Il faut y voir,
au contraire, comme pour Œdipe, la conséquence d’une série mise en ordre de
ruptures d’interdictions, et une cascade de « rapports de parenté
sous-estimés ou surestimés », ainsi que le dit Claude Lévi-Strauss,
mettant dans l’impossibilité de s’inscrire dans le cadre normé des rapports de
parenté. En fait, il s’agit là d’un cadre idéal dont la perception est d’éviter
que la structure sociale ne se délite, destiné à mettre en garde contre les
conséquences tragiques et posées avec l’implacabilité d’un déterminisme absolu –
ici c’est évidemment dans la royauté, à valeur exemplaire, que les événements
se déroulent.
Enfin, il y a un lien évident entre la personne que
le Sphinx représente et l’énigme qui taraude cette même nature humaine. Le
Sphinx, dont la nature elle-même est ambivalente avec deux fois une double
nature : animale – un lion vorace – et humaine – à la recherche de la
spécificité de son humanité. Mâle pour le lion, femelle pour la nature humaine.
À la recherche de son unité existentielle introuvable : toute créature
n’est qu’une somme mal agencée d’éléments disparates, animalité, humanité, principes
masculin et féminin, tout cela à la fois. Le jeu est difficile : c’est
sans doute pour cela que le Sphinx, qui sait ce que c’est que la nature humaine
puisqu’il en représente lui-même la caricature, ne peut supporter que cette
vérité lui devienne explicite et se jette dans le vide.
Car, en effet, que lui dit Œdipe ? Que le
propre de la nature humaine n’est pas d’être un avatar des dieux, et qu’en
quelque sorte le dévouement de Prométhée, d’avoir donné le feu et la meilleure
part du sacrifice aux hommes, ce dévouement est vain : l’homme est un être
de nature totalement imparfaite, nécessitant l’apprentissage de la marche,
jouant avec l’illusion que cette marche apprise avec tant de difficulté lui
donne un pouvoir sur la vie, et, qu’en fin de compte, c’est courbée par le
poids du temps que la nature humaine se vautre sur les artifices techniques lui
permettant de n’être pas encore au contact de la terre, avant de retourner à sa
véritable nature chthonienne. Il y a de quoi flinguer un Sphinx, en effet.
Quant à Œdipe, il y a lieu de s’interroger
également sur sa propre nature : fruit d’un amour incertain, son père,
Laïos, est maudit par Pélops pour avoir enlevé Chrysippe et fait de lui son
amant contre son gré, à la suite de quoi, de honte, Chrysippe se suicide. Ce
n’est pas l’homosexualité de Laïos, d’ailleurs, qui est en cause, car les dieux
eux-mêmes ont de nombreux amants et cette notion n’a pas de sens dans l’esprit
de la Grèce antique, mais la mort de Chrysippe que Pélops ne pardonne pas. Il
faut ainsi davantage voir dans cette vengeance un prétexte permettant au mythe
de révéler les distinctions de nature entre générations, entre animalité et
humanité. L’absence de distinction entraîne le chaos : le père disparu, la
mère devient alors l’épouse du fils dont les enfants sont ses propres frères et
sœurs.
©Celeos
(à suivre)
Brillant, passionnant.
RépondreSupprimerMerci Silvano. Le troisième volet s'intéressera à l'Oedipe vu par Pier Paolo.
RépondreSupprimerJe l'attendais.
RépondreSupprimerC'est en effet logique.
RépondreSupprimerSilvano m'a devancée ; c'est passionnant et en plus il y en a un 3ème à venir!..mais, je vous en prie, Céléos, prenez tout votre temps, nous saurons vous attendre.
RépondreSupprimerMarie