Conte d'été
Cette année là, j’étais berger dans les Alpilles,
pour le mas des Thélèmes. Je ne devais pas avoir beaucoup plus que les vingt
ans qu’on me donnait. Le métier de berger était le seul que je connaissais,
pour l’avoir pratiqué depuis l’enfance et le mas des Thélèmes n’était pas le
plus désagréable, d’autant que quand on garde les troupeaux, on ne voit pas
grand monde. J’étais sur les hauteurs de ces Alpilles, qui ne sont pas bien les
plus hautes des montagnes, mais les nuits d’été, on y apprécie l’air un peu
plus frais. On reste le soir à regarder le ciel, à écouter le vent, et quand on
sait que les brebis sont à l’abri, protégées par le chien qui reste attentif,
on peut se laisser aller à s’endormir, bercé par les parfums des herbes hautes
et les odeurs fortes des arbres qui font le sommeil reposant.
Je recevais les provisions du mas par quinzaine,
qu’un valet m’apportait. Il restait le temps d’une discussion, racontant les
nouvelles des villages, puis repartait d’un pas tranquille, heureux d’avoir bu
avec moi la rasade d’un vin bien coupé d’eau. Au mois d’août, le temps se
faisait plus lourd, et orageux. Cette fois-là, j’attendais mes
provisions ; le valet, un peu âgé, me les apportait en milieu
d’après-midi. Vers les trois heures du soleil, il n’était pas arrivé. J’en
reportai la faute à l’orage qui avait, sur le coup des midis, déclenché une
averse terrible. Je n’avais eu que le temps de m’abriter avec mes brebis sous
les avancées de la falaise blanche. Puis l’averse avait cessé aussi rapidement
qu’elle était arrivée. Mais de l’autre côté de la montagne, l’orage avait
continué, et dans ces combes encaissées, il arrive que le lit des ruisseaux
soit à sec un instant pour devenir infranchissable quelques minutes après.
J’attendis donc. Je savais que même s’il ne venait
pas aujourd’hui, il me restait encore du pain un peu rassis, mais que
j’accompagnais de légumes sauvages, poireaux, et parfois des fruits que la
nature veut bien laisser sur le chemin : mûres, prunelles aigrelettes.
L’automne apportait des arbouses douces et parfumées et de petites pommes
sauvages ; jamais je ne me suis trouvé en peine de chercher à manger.
Vers la fin de l’après-midi, le chien aboya. J’en
fus étonné, car il connaissait le pas du valet, et s’avançait toujours pour lui
faire fête. Je m’avançais à mon tour et, en effet, ce n’était pas la silhouette du valet,
mais un homme de plus belle allure, plus mince, et non légèrement voûté comme
l’était le valet, mais avec un port de tête droit, et souple dans sa démarche.
Comme je l’attendais, je reconnus le jeune Augustin, le fils du maître, que
j’avais déjà croisé l’année précédente, mais il avait changé, avait légèrement
forci, et sa taille était plus haute. Son visage était avenant, avec une légère
barbe qui lui assombrissait le visage. Je le saluai, et il m’expliqua que le
valet était souffrant, et qu’il s’était proposé de le remplacer. Il connaissait
la montagne pour l’avoir parcourue à course étant enfant. Il me donna les
provisions : le pain cuit de l’avant-veille, quelques tranches de viande
séchée, des légumes secs, une courge verte, et des biscuits secs que l’on
trempe dans le vin pour tromper la faim parfois. Je les posai dans la niche de
la cabane. Nous parlâmes. Il me raconta qu’il était dans une école pour
préparer un métier lui permettant de voyager, de découvrir le monde. Il
s’inquiéta pour moi, plaignit ma vie de solitude dans la montagne. Je le
rassurai, en lui disant la paix que m’apportait tout ce qui m’entourait :
les arbres, les rochers, la source d’eau claire ; mes compagnes, les
brebis, l’amitié du chien, et le plaisir d’être un peu à l’écart du monde, dont
les intentions ne sont pas toujours bienveillantes. Je ne lui en dis pas plus.
Il devait redescendre, retourner au Mas des Thélèmes. La route prenait bien
deux à trois heures de temps, et il lui fallait arriver avant la nuit. Je le
quittai avec l’impression favorable d’un jeune homme ouvert au monde et sans
mépris pour ses gens. Je ne pensais pas le revoir de sitôt, car il devait
repartir vers son école, m’avait-il dit.
Saverio Marconi dans Padre, padrone de Paolo et Vittorio Taviani |
La soirée était commencée, et la nuit était tombée.
J’avais fait mon repas d’une grosse tranche de pain plus frais et d’un morceau
de fromage. Un verre de vin m’avait régalé, suivi d’un peu d’eau fraîche de la
jarre, conservée à l’abri de la chaleur, et m’étais allongé sur la couche, dans
l’odeur de la paille et de quelques brassées d’herbes sèches qui faisaient mon
matelas. Quelques braises rougeoyaient dans la cheminée aménagée dans l’angle
de la cabane. Un peu de fumée se répandait dans l’unique pièce, mais la fenêtre
était restée ouverte comme un œil sur le ciel sombre. Au loin j’entendais les
roulements du tonnerre, et me rassurai en pensant que le jeune Augustin avait
dû arriver au mas. Je regardais le ciel dont les nuages commençaient à
s’estomper, laissant apparaître les premières constellations. Apaisé, je fermai
les paupières et commençai à m’assoupir.
Un bruit de pas me fit sursauter, suivi d’un
appel : c’était Augustin qui revenait. Au début, tout s’était bien passé,
et il avait suivi la route d’un bon train. Arrivé au passage du ruisseau,
l’eau était terriblement montée, et Augustin était tombé. Il lui fallait
retrouver un passage, regrimper sur de plus hautes pierres pour reprendre la
route vers le mas. Peine perdue. Il avait préféré revenir dans la montagne
pour attendre le lendemain la fin de la crue du ruisseau. Je le rassurai,
attisai les braises restant dans l’âtre, rapportai quelques morceaux de bois.
La flamme se ranima. Augustin était trempé. Je lui fis quitter sa chemise et la
mis à sécher devant la flamme. Le jeune homme n’avait pas froid. Il s’était
réchauffé d’avoir marché, et malgré l’orage du début d’après-midi, l’air était
encore tiède. Je pris un linge, et le frottai, comme un jeune cheval. Sa peau
luisait encore d’humidité, et la lueur de la flamme se reflétait sur son torse
qui était d’une grande beauté. Sa minceur, ses muscles seulement esquissés lui
donnaient une allure fière et dont la grâce me surprenait, piégeant mon propre
regard sur son corps.
Quand il fut séché, je lui proposai mon lit afin
qu’il pût se reposer et se remettre de son aventure. Il ne l’accepta que sur
mon insistance, le rassurant sur le fait que je dormirais sur la terre battue. J’avais
une grosse couverture ; lui pouvait se suffire du drap. Par la fenêtre
restée ouverte, le ciel s’était totalement dégagé des nuages qui
l’encombraient. Au ciel apparaissaient les étoiles : je les regardais avec
d’autant plus de plaisir qu’Augustin, au-dessus de moi, était allongé sur le lit
et les regardait avec étonnement. Je me surpris à lui donner du tu :
- Connais-tu le nom des
étoiles, au-dessus du ciel ?
-
Quelques unes, me
répondit-il, mais j’ai parfois un peu de mal à les reconnaître.
-
Tu as d’abord Orion,
là, tout à droite, qu’on dit fleur de carotte.
Il saisit ma main qui montrait le ciel, et me tira
à côté de lui, pour accompagner son propre regard vers le ciel. Je me laissai
faire. Il voyait Orion. Je lui montrai le Dauphin, la Lyre.
- Là, vois-tu, c’est le Chemin de saint Jacques, la Voie lactée. Je pris sa main
et lui fis accompagner le tracé de la
Voie lactée. Je me tournai vers lui. Ses yeux brillaient, les
yeux de l’enfant qu’il était encore. Il replia le bras vers moi et me saisit
pour me serrer contre lui. Je me laissai faire, heureux de cette amitié et de
ce désir mélangés. Il s’était blotti contre moi, comme un animal en recherche
de chaleur. Son visage chercha le mien, et ce fut le premier baiser que
j’échangeai depuis longtemps. Doucement nos corps se trouvèrent, les caresses se
donnèrent dans un plaisir que lui comme moi n’avions sans doute jamais
ressenti. Puis nos corps s’enflammèrent, et dans nos nudités respectives,
devant ce ciel qui n’avait jamais été aussi fleuri, la nuit se passa dans la
joie de nos virilités, sans sommeil, et comme si le monde n’avait jamais existé
que pour nous permettre de nous donner l’un à l’autre.
Quand vint le matin, Augustin somnolait sur mon
épaule. Ma main, posée sur sa poitrine, ressentait le battement de son cœur, et
je ne savais plus si ce cœur était le sien ou le mien. Ses lèvres à peine
entrouvertes laissaient passer un souffle léger ; les miennes étaient
posées sur son oreille, et je restais muet à ne pas trouver les mots pour lui
dire ma joie.
Le petit jour arriva vite, instant méchant. Je dus
me lever, répondre aux obligations du métier ; pour la première fois de ma
vie je maudis mes brebis, mon chien. J’élargis les bêtes qui se précipitèrent à
l’accomplissement de leur activité routinière.
Je revins enfin. Augustin s’était levé à son tour.
Nu dans la lumière, je vis un ange qui me regardait.
- Tu dois partir, lui dis-je, on
t’attend au mas. On doit s’inquiéter pour toi. Sans doute est-on déjà parti à
ta recherche. Tu dois y aller.
Vincent Van Gogh - Nuit étoilée sur le Rhône - 1888 |
Augustin se rhabilla, Il paraissait penaud. Je le
vis partir, après un salut rapide, et quelques mots d’espérance d’un retour. Il s’éloigna
d’un pas leste. Je restai longtemps à regarder sa silhouette se découper sur le
tracé du chemin. Il passa un amas de rochers. Je ne le vis plus.
Je ne le vis plus jamais. J’appris qu’il avait continué
ses études, qu’il était parti à l’étranger où de grands projets l’attendaient.
Aucun autre Augustin n’a jamais pris sa place sur le matelas de paille et
d’herbes. Longtemps j’ai regardé le ciel d’été que traversent les flèches de
Persée. On disait parfois que les étoiles filantes étaient les âmes des morts.
Je ne sais si dans ces flèches d’or, l’âme d’Augustin a pu se trouver. Si c’est le
cas, elle a vu mon attente, elle a vu mon regard tendu vers lui. Elle sait
qu’un jour la mienne traversera aussi ce même ciel. Elle sait que j’y attendrai son retour.
© Celeos - 2014
Très beau texte. Nous attendons tous le retour de notre Augustin.
RépondreSupprimerMerci Silvano.
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